« Zéro émission nette » : une menace pour les terres et les droits des paysans

Chaque année, le 17 avril marque la Journée internationale des luttes paysannes, qui commémore 19 paysans sans terre assassinés par la police militaire brésilienne en 1996 pour avoir défendu leur droit à s’installer sur des terres inutilisées. En 2023, 27 ans après le massacre d’Eldorado de Carajás, la répression des travailleurs des zones rurales, des paysans et des autochtones, en particulier des femmes au sein de ces groupes, ne cesse de s’accentuer. Au cours des dix dernières années, un défenseur des terres et de l’environnement a été assassiné tous les deux jours à l’échelle mondiale, le plus souvent au Brésil, en Colombie, aux Philippines et au Mexique.
Une répression croissante dans les zones rurales
De nombreuses raisons sont à l’origine de la hausse de la répression, de la criminalisation et de la violence à l’égard des populations rurales. Notre système économique et les superprofits de nombreuses entreprises dépendent de l’accaparement des ressources naturelles. Cette dépendance entraîne les entreprises dans une opposition directe avec approximativement 2,5 milliards de paysans et personnes autochtones et d’autres communautés vivant dans des zones rurales ou boisées.
Les entreprises de l’industrie agroalimentaire, ont besoin de terres pour pratiquer une agriculture intensive. Aux côtés des industries minière et forestière, elles sont les principales responsables d’assassinats documentés de défenseurs de l’environnement. Leurs élevages bovins et plantations de soja et d’huile de palme à grande échelle sont fréquemment associés à des violations des droits humains, et elles prospèrent en jouissant d’une impunité garantie par des dirigeant·e·s de plus en plus autoritaires et fascistes.
Actuellement, un nouvel engouement pour la capture du carbone et la compensation des émissions de carbone par l’entremise des sols, des forêts et des océans entraîne un renforcement de la répression visant prétendument à apporter des « solutions basées sur la nature » aux crises écologiques. L’industrie des combustibles fossiles, aux côtés de banques, d’entreprises technologiques, de l’industrie agroalimentaire et même de nombreux gouvernements, affirme qu’il est possible d’investir en faveur de la capture du carbone et de la compensation des émissions de carbone au lieu de supprimer les émissions à la source. C’est faux. Des scientifiques ont montré qu’une réduction rapide et drastique des émissions est la seule façon de limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C.
La dépendance à la compensation des émissions est risquée et dangereuse, aussi bien pour le climat que pour les peuples en première ligne de la lutte contre des projets destructeurs. Afin de stopper la répression et de combattre la crise climatique de façon systémique, les gouvernements doivent mettre en œuvre la Déclaration des Nations Unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales (UNDROP) et la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (UNDRIP). Le monde a également besoin de politiques publiques permettant de déployer à plus grande échelle les solutions des peuples aux problèmes climatiques.

Que désignent les droits des paysans ?
Les petits exploitants agricoles, ou paysans, alimentent 70 à 80 % de la population mondiale. Pourtant, ils représentent 80 % de la population souffrant de la faim dans le monde et 70 % de la population en situation d’extrême pauvreté. Beaucoup sont des femmes, qui constituent près de la moitié de la main-d’œuvre agricole dans les pays en développement. Les méthodes paysannes d’agriculture, de gestion des ressources naturelles et de cohabitation avec la nature contribuent à renforcer la résilience aux changements climatiques et à protéger les écosystèmes.
En décembre 2018, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté la Déclaration sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales (UNDROP), « un appel à la justice, fondé sur l’aboutissement des réclamations et des luttes de la paysannerie mondiale » pendant plus de vingt années.
Dans la pratique, l’UNDROP est un outil important pour soutenir les luttes paysannes, établir une jurisprudence et guider les politiques publiques en faveur de la souveraineté alimentaire. Les paysans, les autochtones, les pêcheurs et les nomades ont manifesté au cours de l’Histoire que la reconnaissance des droits humains, dans le cadre des configurations exclusives du droit subjectif individuel, ignore le rôle de leur communauté dans leur mode de vie et leur activité.
Ainsi, l’UNDROP promeut des droits collectifs : des droits humains qui protègent les semences, les terres et les modes de vie communautaires. Ce texte contient également des dispositions importantes en faveur de l’avancement des droits des femmes rurales. Cet outil juridique peut être utilisé pour inciter les gouvernements à améliorer la vie des populations rurales et à réglementer l’activité des sociétés transnationales qui nuisent à ces populations.
Comment l’objectif « zéro émission nette » menace-t-il les droits des paysans ?
Au cours des dernières années, des entreprises variées et de plus en plus nombreuses, des grandes firmes pétrolières et gazières aux géants des technologies, ont accentué la pression sur les droits et les terres des paysans, en prenant des engagements en faveur de l’objectif « zéro émission nette ». Ces engagements sont publics et visent à annuler les émissions à une échéance déterminée, par l’emploi de méthodes technologiques ou naturelles de compensation des émissions de carbone. Ces méthodes naturelles, les « solutions basées sur la nature », peuvent inclure des plantations forestières en monoculture, des cultures génétiquement modifiées, des aires protégées et des pratiques agricoles ayant pour but de favoriser le stockage de carbone dans les sols.

Cela étant dit, l’objectif « zéro émission nette » impose une forte pression sur les terres dans les pays du Sud, visant à convertir la nature et les territoires en éléments pouvant être « achetés » et « vendus » sous la forme de crédits compensatoires. Cela permet aux pays et aux entreprises de repousser les efforts de réduction réelle des émissions. Il a été démontré que les « solutions basées sur la nature » accentuent les violations des droits, l’accaparement de terres et la pauvreté, dans des zones déjà vulnérables.
Des scandales récents concernant des projets de compensation des émissions ont mis en lumière les difficultés relatives au calcul des émissions de carbone. Au Kenya, des éleveurs autochtones n’ont pas d’autres choix que de changer leur mode de vie, qui a une faible incidence, pour que des entreprises comme Netflix et Meta puissent continuer de polluer. Ainsi, la situation s’aggrave pour des éleveurs souffrant déjà d’une sécheresse très longue provoquée par les changements climatiques. À Kachung, en Ouganda, une plantation forestière industrielle qui a fourni des crédits compensatoires au gouvernement suédois et a été certifiée par le Conseil pour la gestion forestière a sérieusement perturbé la vie des communautés locales et les moyens de subsistance des villageois, et selon un rapport, les « villageois ont été privés de ressources vitales et ont été la cible de menaces et de violences ».

Les engagements « zéro émission nette » nécessitent également beaucoup plus de terres que la surface de terres disponible. L’ambition de Nestlé de compenser l’émission de 13 millions de tonnes de CO2 chaque année supposerait de planter des arbres sur plus de 4,4 millions d’hectares, une superficie plus grande que la Suisse, chaque année. L’engagement de Shell supposerait de planter des arbres sur une superficie aussi grande que le Brésil. Les gouvernements dépendent de plus en plus de la capture du carbone pour tenir leurs engagements climatiques nationaux pris au titre de l’Accord de Paris, nécessitant aujourd’hui jusqu’à 1,2 milliard d’hectares, soit l’équivalent de l’ensemble des terres agricoles mondiales actuelles.
Réaliser les droits des paysans
Dans certains cas, des paysans ont utilisé l’UNDROP pour repousser des projets de grandes entreprises. En 2022, le syndicat paysan indonésien (SPI) a inauguré une nouvelle « zone de souveraineté alimentaire » dans la province du Java occidental, s’ajoutant à six autres zones de ce type établies dans le pays. Cette zone, où les exploitations et coopératives familiales mettent en commun des semences et des terres afin de produire des aliments selon des méthodes agroécologiques, est reconnue officiellement par la législation locale et par la Déclaration des Nations Unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales. Cet exemple inspirant prouve que la réalisation des droits des paysans peut et doit partir du peuple.

Les communautés présentes sur les terres, c’est-à-dire les paysans, autochtones, éleveurs et pêcheurs, et en particulier les femmes au sein de ces groupes, ont toujours constitué les premières lignes de défense contre les projets d’extraction à forte émission. Ces communautés rurales sont les moins responsables des changements climatiques et certaines de leurs pratiques montrent la voie à suivre pour y remédier, à l’instar de la gestion communautaire des forêts et de l’agroécologie. Des données factuelles montrent que les peuples autochtones et les communautés locales dont les droits fonciers sont assurés font beaucoup mieux que les gouvernements et les propriétaires terriens privés en matière de prévention de la déforestation, de préservation de la biodiversité et de production alimentaire durable.
Si nous voulons bâtir un monde durable, basé sur la justice climatique, sociale, économique et de genre, laisser les terres aux peuples est une responsabilité fondamentale qui nous incombe.
Agissez dès aujourd’hui :
Image principale : © La Via Campesina