Pourquoi l’Union européenne redoute-t-elle un traité contraignant les entreprises multinationales à respecter les droits humains?

Le soutien de la société civile en faveur d’un instrument juridiquement contraignant pour réglementer les activités des multinationales se renforce, en particulier dans les pays du Sud. Pourtant, plutôt que de s’engager dans les négociations du traité des Nations Unies, l’Union européenne traîne des pieds et enraye le processus. Comment l’UE peut-elle affirmer qu’elle s’est engagée à protéger les droits humains et ceux qui les défendent, alors qu’elle tente de stopper ce processus historique?
En 2015, le groupe de travail intergouvernemental des Nations Unies a commencé à négocier un traité visant à réglementer, dans le droit international relatif aux droits de l’homme, les activités des multinationales et autres entreprises. Bien que 11 pays européens aient voté contre la résolution au Conseil des droits de l’homme de l’ONU en 2014, le traité bénéficie d’un large soutien. Et, en octobre prochain, les négociations entameront leur quatrième session, au cours de laquelle un avant-projet sera présenté. L’Union européenne parle d’une seule et même voix à Genève, ce qui signifie qu’elle coordonne la position de tous les États membres.
Depuis le célèbre discours de Salvador Allende en 1972 devant l’Assemblée générale des Nations Unies, les appels en faveur d’un instrument juridique pour prévenir les atteintes aux droits humains par les entreprises et les attaques contre les gouvernements démocratiquement élus se sont répétés. À partir de cette date, les crimes contre l’environnement et les droits des peuples se sont perpétrés sans relâche, tandis que les actes de violence contre les défenseurs des territoires et les droits collectifs ont atteint un niveau alarmant. Les entreprises ne sont rarement, voire jamais, tenues de rendre des comptes.
De nombreux pays ont formulé des propositions concrètes sur le contenu et la mise en œuvre d’un traité contraignant afin de combler les lacunes du droit international des droits de l’homme et améliorer l’accès des personnes concernées à la justice. Ces propositions prennent en compte la législation nationale au sein des États européens qui impose des obligations juridiques aux multinationales, afin de prévenir les atteintes des droits humains et les dommages environnementaux tout au long de la chaîne d’approvisionnement. Par ailleurs, sous l’impulsion de la société civile organisée et les parlements, des avancées significatives se réalisent dans des pays comme la France et la Suisse.
Pourtant, l’Union européenne fait obstacle. Ses représentants n’ont pas participé à l’ouverture des négociations à l’ONU en 2015, et ils n’y ont pris part qu’en 2016 et 2017 sous la pression des organisations de la société civile. Au cours des dernières consultations informelles, en mai et juin, l’UE a continué d’entraver le processus des négociations en demandant une nouvelle résolution visant à réduire le mandat du groupe de travail. Cela signifierait l’annulation de quatre années de progrès et donnerait à l’UE la possibilité de modifier le champ d’application du traité ou de le dénaturer par une simple modification des Principes directeurs volontaires relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme.
L’avant-projet, qui sera rédigé ce mois-ci, est le résultat de trois sessions de débats fructueux auxquels ont participé les États, la société civile, les experts et les représentants des communautés concernées, ainsi que les associations d’entreprises qui lui sont opposées. Cet avant-projet doit s’inspirer du document analytique élaboré l’an passé lors des discussions de la dernière session.
Pour les Amis de la Terre International, les éléments clés qui permettront à cet instrument juridiquement contraignant d’être efficace, comprennent : l’obligation pour les multinationales de respecter les droits humains, la responsabilité civile et pénale pour les entreprises et leurs dirigeants en cas de violation des droits, la transparence dans les chaînes d’approvisionnement pour ne plus permettre aux entreprises de se soustraire à leur responsabilité, et une Cour internationale des droits de l’homme à laquelle les personnes affectées peuvent s’adresser si leurs tribunaux nationaux ne leur garantissent pas l’accès à la justice. L’avant-projet doit définir des obligations opérationnelles applicables aux États qui assurent la primauté des droits humains sur les accords commerciaux, prévoient des mécanismes de réparation pour les communautés affectées et protègent les défenseurs des territoires contre toute atteinte. Il doit également contenir des règlements visant à empêcher les institutions financières internationales d’agir en toute impunité lorsqu’elles financent des projets destructeurs ou soutiennent des politiques qui portent atteinte aux droits de la population aux services publics.
Tous les mécanismes volontaires dans le monde ne protégeront pas la vie des défenseurs des territoires contre les menaces systémiques et les attaques des entreprises contre l’environnement, les moyens de subsistance et les droits des populations. Ce serait un échec historique pour les droits universels de l’homme si, après plus de 45 ans de lutte pour la responsabilité des entreprises transnationales, le groupe de travail de l’ONU, présidé par l’Équateur et soutenu par plus de 100 États membres de l’ONU, cédait aux tactiques de blocage de l’UE.
L’Union européenne ne peut pas avoir l’intention d’abandonner ouvertement les défenseurs des droits humains dans le monde entier. Les citoyens européens ne veulent pas que l’Histoire se souvienne d’eux comme la région qui a entravé cette occasion historique de rendre justice aux millions de personnes qui ont souffert aux mains des multinationales. L’UE ne devrait pas ignorer les plus de 400 organisations de la société civile du monde entier qui exhortent les gouvernements à s’engager de manière constructive dans les consultations informelles, et dans les négociations de l’avant-projet qui se dérouleront en octobre prochain. L’UE ne tient pas à s’opposer au nombre croissant de résolutions des parlements nationaux et régionaux, y compris le Parlement européen, visant à demander des comptes aux multinationales. Aujourd’hui, la quatrième consultation informelle sur le traité de l’ONU se tiendra à Genève. Plutôt que de s’opposer au processus pour des raisons de procédure et de chercher des consultations hors de la vue de la société civile, nous demandons à l’UE de commencer à soutenir le processus. Il est temps que l’Union européenne se tienne aux côtés de ses électeurs et des défenseurs des droits humains du monde entier pour mettre fin à l’impunité des entreprises.