Défendre les territoires et les droits des peuples autochtones en Malaisie_Quatre personnes dans un foret en Malaisie

Dans les forêts tropicales et les mangroves riche en biodiversité de Bornéo, les populations autochtones du Sarawak vivent en harmonie avec la nature depuis des siècles. Menacées par la déforestation et l’accaparement des terres au profit de plantations de palmiers à huile et de plantations pour l’obtention de papier et de bois d’œuvre, les communautés locales ripostent afin de défendre leurs territoires et les droits des peuples autochtones en Malaisie, avec le soutien de Sahabat Alam Malaysia (SAM/Amis de la Terre Malaisie).

À la fin du 20e siècle, l’exploitation forestière excessive visant à répondre à la demande internationale en bois tropicaux avait détruit la grande majorité des forêts de l’État du Sarawak. Étant donné que la demande d’huile de palme nationale continuait d’augmenter, la Malaisie a peu à peu abandonné le système de certification international RSPO en 2016, en faveur d’une certification nationale, MSPO.

Depuis les années 1990, plus de trois millions d’hectares de terres — soit plus d’un quart de la superficie du Sarawak — ont été exploitées pour des plantations de monoculture de palmiers à huile, de pâte à papier et de bois.

Contrairement aux forêts, les plantations sont des déserts verts. Les conséquences néfastes sur les plantes, la faune, les sols et les cycles climatiques, ainsi que sur les communautés locales, sont immenses. Lorsque les entreprises (aussi bien les entreprises locales que les sociétés transnationales) s’emparent des terres boisées pour les remplacer par des plantations de monoculture, elles privent également les peuples autochtones — qui représentent la majorité de la population du Sarawak — de leurs moyens de subsistance, de leurs droits coutumiers locaux et de leur patrimoine ancestral, culturel et spirituel.

L’accaparement des terres et la déforestation en Malaisie représentent la manifestation locale d’un phénomène planétaire : les multinationales opèrent en toute impunité, au mépris des droits humains et des crises du climat et de la biodiversité, dans le cadre d’un système politico-économique mondial dirigé par le profit, et soumis à une faible gouvernance environnementale.

L’exploitation forestière excessive pour la production de bois en Malaisie
L’exploitation forestière excessive pour la production de bois et de pâte à papier a épuisé les forêts et détruit les écosystèmes dans tout le Sarawak, en Malaisie.

Les terres traditionnelles concédées aux entreprises

Les peuples autochtones de Malaisie reconnaissent et font respecter les droits fonciers coutumiers depuis des siècles. Au Sarawak, ces droits sont officiellement appelés « droits coutumiers autochtones ». Dans la langue Iban, l’ensemble du domaine d’un territoire coutumier est connu sous le nom de tanah pemakai menoa, lequel comprend deux grandes catégories d’utilisation des terres. La première est celle des fermes familiales de culture, connues sous le nom de temuda. La seconde correspond aux espaces communs, dont l’usage est partagé par l’ensemble de la communauté. La forêt communautaire représente une grande partie de ces biens communs : elle est connue sous le nom de pulau galau. Dans cet espace, les membres de la communauté chassent, pêchent, cueillent des plantes, ramassent du bois et utilisent les rivières pour l’approvisionnement en eau ainsi que les déplacements quotidiens. Les lieux de culte et d’inhumation, ainsi que la zone comprenant les logements de la population, sont également partagés en vertu de droits collectifs.

Les membres de la communauté appliquent les connaissances et pratiques ancestrales en vue de préserver un écosystème délicat dont ils ne sont qu’une composante. Les recherches scientifiques confirment le fait que ces pratiques de conservation autochtones sont plus efficaces pour éviter la déforestation et la destruction d’habitats que ne le sont les techniques de conservation modernes, telles que les « zones officiellement protégées ».

Les forêts tropicales de l’État du Sarawak
Les forêts tropicales de l’État du Sarawak, qui abritent une faune très diversifiée et des populations autochtones, ont été détruites pour faire place à des plantations de monoculture.

Bien qu’ils diffèrent des titres fonciers délivrés par l’État, les droits fonciers coutumiers sont protégés par le droit malaisien. En vertu de la loi, les communautés peuvent revendiquer des droits sur les terres qui sont occupées, cultivées ou utilisées à des fins religieuses, des droits de passage ou encore des droits de chasse et de cueillette, conformément aux coutumes. Il existe toutefois une faille importante : depuis 1958, l’État n’est plus obligé de reconnaître la souveraineté des peuples sur leurs terres, à moins qu’ils ne disposent d’un permis d’État. Le code foncier du Sarawak de 1958 ne comporte aucune ambiguïté : à partir de cette année, aucun nouveau droit foncier coutumier n’a pu être créé sans un permis de l’État.

En pratique, depuis des décennies, les peuples autochtones voient leurs terres saisies à des fins d’utilisation par les pouvoirs publics, ou concédées à des entreprises pour être exploitées. Dans la loi forestière d’avant 2015, la notification personnelle de l’annulation de leurs droits n’était même pas obligatoire, ce qui signifie que de nombreuses personnes touchées n’avaient même pas connaissance du fait que leurs terres étaient transformées en forêts de production avant qu’il ne soit trop tard. Si la notification était faite, la manière et le délai par lesquels l’information leur parvenait étaient souvent injustes et ne respectaient pas le droit au consentement libre, préalable et éclairé.(1) C’est de cette manière qu’ont été plantées les nombreuses forêts de production existantes, qui sont les lieux accueillant la plupart des activités passées et présentes d’exploitation forestière et de plantation.

Enfin, alors que la Constitution fédérale exige une indemnisation adéquate basée sur des processus d’évaluation stricts pour la perte d’un titre foncier, l’indemnisation que les communautés reçoivent pour la perte de terres coutumières repose sur le pouvoir discrétionnaire de l’État — dans les cas où elles reçoivent une quelconque compensation.

Cartographie et militantisme pour une victoire

L'equipe des amis de la terre sarawak dans le bureau
Le groupe local des Amis de la Terre, Sahabat Alam Malaysia (SAM), soutient les communautés dans leur lutte contre l’accaparement des terres et pour défendre leurs droits humains et leur droit à gérer leurs terres ancestrales.

Jok Jau Evong dirige une équipe de quatre personnes dans le bureau local de la ville de Marudi, travaillant directement avec les communautés locales pour mener des activités de plaidoyer (telles que des pétitions et des lettres adressées au gouvernement), effectuer la cartographie de l’utilisation des terres, fournir une aide juridique et concourir à mettre en place des associations de résidents autochtones.(2) Il s’est rendu à Marudi afin de rencontrer des communautés et partager l’expérience et la lecture politique de la lutte qu’il a acquises à l’occasion de ses voyages à l’étranger.

Photo de Jok Jau Evong

« J’ai participé à de nombreuses campagnes au Sarawak, en particulier sur la question des droits fonciers coutumiers des populations autochtones, et sur d’autres questions importantes que sont l’exploitation forestière et les plantations, rendues possibles par l’accaparement des terres pratiqué par le gouvernement » — Jok

Depuis 1995, l’équipe travaille à l’établissement de cartes des domaines autochtones, qui sont essentiels dans la lutte pour les droits fonciers. Ils utilisent la technologie GPS afin de repérer les coordonnées sur le terrain, puis les reportent sur des cartes du cadastre, de retour au bureau. Bien qu’elles ne soient pas officiellement reconnues par le service national des terres et du recensement cadastral, ces cartes peuvent être utilisées devant les tribunaux ou être envoyées aux autorités ou à des entreprises du secteur public, ce qui permet aux communautés de définir leurs droits dans un cadre juridique.

À Puyut-Lubuk Nibung, à environ 45 km en amont de la rivière Baram au Marudi, plus de 20 villages étaient menacés par les plantations de palmiers à huile en 2018. Les communautés de Rumah Manjan et Rumah Nanta ont demandé l’aide de SAM afin de sensibiliser les habitants à leurs droits, de cartographier leurs territoires et de les mobiliser en vue de former une association de résidents.

Une fois établies en tant qu’association de résidents, les communautés ont pu obtenir une copie du permis octroyé pour ce projet, ce qui leur a révélé le nom de la société impliquée dans la plantation prévue sur leurs terres. À l’aide de cartes du territoire, elles ont réussi à contraindre l’entreprise à accepter de ne pas empiéter sur leurs terres ni de mener des activités d’arpentage ou de recensement cadastral. Elles ont également bloqué les plans de construction d’une route ouvrant un accès à travers leur territoire, en construisant et en occupant des barrages.

Un homme utilise un logiciel de cartographie des terres dans le bureau des amis de la terra sarawak en malaisie
Galuma Riak de SAM-Amis de la Terre Malaisie utilise un logiciel de cartographie des terres pour définir les domaines autochtones.

La force du nombre, de l’échelle locale à l’échelle mondiale

Le bureau de SAM à Marudi, au sud de Brunei, travaille avec 13 des 28 associations locales de résidents, composées de communautés autochtones provenant de différentes maisons longues. Malgré leur éloignement géographique, ces communautés sont impliquées dans les mêmes luttes. SAM les rassemble en un réseau, que Jok appelle « une plate-forme communautaire représentative efficace pour le renforcement des droits communautaires et pour la protection des territoires communautaires ». Le réseau se développe grâce au bouche-à-oreille, les communautés se racontant les unes les autres leurs expériences positives et leurs batailles réussies.

Grâce à ce réseau de solidarité, elles ont pu faire pression sur le gouvernement pour qu’il fasse preuve de davantage de transparence et d’ouverture, et pour bloquer les mégaprojets d’extraction, tels que les barrages et les plantations.

Les communautés locales à travers le monde sont confrontées chaque jour aux mêmes luttes dans des contextes différents, contre des multinationales et contre des gouvernements souvent répressifs ou indifférents. À l’échelle mondiale, les Amis de la Terre International s’efforcent de construire une solidarité internationaliste entre les peuples du monde entier, et plaident pour un traité international contraignant sur les sociétés transnationales et les droits humains à l’ONU.

Plus important encore, ces réseaux de solidarité renforcent la confiance des communautés, car elles constatent que des victoires sont possibles. Jok conclut :

« J’ai voyagé et j’ai vu ce qui se passe dans d’autres pays, la façon dont des peuples se battent pour récupérer leurs propres ressources. J’ai vu des communautés commencer à mieux comprendre et à acquérir la confiance nécessaire pour lutter et récupérer leurs ressources »

La communauté internationale peut aider en ce sens, en faisant pression sur les gouvernements afin qu’ils soient plus ouverts et plus transparents, qu’ils respectent le droit humain au consentement libre, préalable et éclairé et qu’ils apportent un soutien financier aux organisations de première ligne, telles que SAM.

Meena Raman, la présidente de SAM, nous rappelle les enjeux :

« Aujourd’hui plus que jamais, il est fondamental que nous protégions les forêts et les rivières encore présentes dans le Sarawak contre toute éventuelle exploitation, et que nous entreprenions immédiatement la réhabilitation et la restauration des zones forestières dégradées. Il est tout aussi fondamental que l’État respecte et reconnaisse les droits des peuples autochtones sur leurs territoires, ainsi que l’importance des systèmes de connaissances autochtones pour aider à protéger les forêts et la biodiversité. Cela participera également à l’atténuation des effets du changement climatique et à l’adaptation à ces changements, ainsi qu’au renforcement de la résilience des communautés locales aux crises climatiques ».

Groupe de personnes des amis de la terre Sarawak dans un foret
L’équipe de Sarawak de SAM lors d’une célébration auprès des communautés locales du réseau de solidarité.

 (1) Les communautés rurales isolées s’appuient généralement sur le bouche-à-oreille et ne parlent pas l’anglais ou le bahasa malais comme première langue; elles comprennent évidemment encore moins le jargon juridique. Elles n’ont par ailleurs généralement pas les moyens de se rendre dans les centres administratifs pour déposer une réclamation et faire valoir leurs droits.

(2) Les associations de résidents autochtones fonctionnent comme des structures de direction alternatives aux structures de gouvernance traditionnelles des communautés autochtones, qui ont depuis longtemps été remplacées par des dirigeants nommés par l’État et des contrôles institutionnels. Conformément à leurs coutumes traditionnellement démocratiques fondées sur le consensus, ces associations de résidents servent de plate-forme juridique aux membres de la communauté dont les opinions ont été marginalisées par les structures de l’État.

Rédaction : Madeleine Race; Images : Amelia Collins.

Image principale : Les peuples autochtones et les communautés locales pratiquent la gestion communautaire des forêts à travers toute la Malaisie.