50th anniversary participants

Partie 1 : Comment en sommes-nous arrivés là ?

À l’occasion de leur cinquantième anniversaire en 2021, les Amis de la Terre International ont pris le temps de réfléchir à leur parcours jusqu’aujourd’hui, et au rôle que la fédération est amenée à jouer tandis que l’humanité doit surmonter ses défis les plus redoutables.

Les grandes lignes de notre histoire sont claires. Les Amis de la Terre International ont été fondés en 1971 par quatre groupes nationaux : France, Suède, Angleterre et États-Unis. Dix ans plus tard, un petit secrétariat international était mis en place, initialement composé de bénévoles, qui tournaient d’un pays à l’autre. En 1983, nous étions passés à 25 membres, avec un comité exécutif a élu pour superviser la fédération. L’assemblée générale annuelle a été accueillie pour la première fois en 1986 par une organisation du Sud, Sahabat Alam Malaysia (Amis de la Terre Malaysie). Aujourd’hui présents dans 73 pays, nous représentons la plus grande organisation populaire de défense de l’environnement au monde.

Comment avons-nous évolué de la sorte ? Et en quoi sommes-nous bien placés pour relever les défis qui nous attendent ?  

Afin de répondre à ces questions, les présidentes et présidents actuels et anciens des Amis de la Terre International (Ricardo Navarro, Meena Rahman, Nnimmo Bassey, Jagoda Munic, Karin Nansen et Hemantha Withanage), ainsi qu’un membre fondateur du réseau (Edwin Matthews), ont discuté en 2021 avec Amelia Collins (Secrétariat international) et José Elosegui (Real World Radio). Cet entretien a été enregistré sous forme de podcast par Real World Radio. Ce texte constitue une transcription légèrement modifiée de la conversation. Pour plus d’information sur ces participant.e.s, rendez-vous en fin de texte.

Première partie 

Friends of the Earth International group photo from the early 1970s

Photo de groupe des Amis de la Terre International, au début des années 1970.
© Les Amis de la Terre International 

Edwin : Nous avons toutes et tous des idées de temps en temps, certaines bonnes, d’autres mauvaises. J’ai eu une très bonne idée, à savoir de prendre les Amis de la Terre, qui avaient été fondés aux États-Unis par David Brower, et d’en faire un mouvement mondial. De transposer l’idée et le nom dans tous les pays. Parce que de toute évidence, les enjeux environnementaux ne se limitaient pas aux frontières nationales.  

C’est ainsi que j’ai créé les Amis de la Terre France, avec de nombreuses autres personnes, puis les Amis de la Terre Royaume-Uni, là aussi avec de nombreuses autres personnes, et les Amis de la Terre Suède, avec d’autres personnes encore.

Tous ces différents débuts constituent une conversation en soi. En 1971, j’ai commencé à réfléchir à la manière dont nous pourrions réunir tous ces groupes indépendants. Tous portaient le même nom, lequel avait été imaginé par Anne Brower, la femme de David Brower. Mais comment les relier les uns aux autres ? Et comment nous coordonner ? 

À l’époque, j’étais avocat à Paris. J’étais convaincu qu’il était fondamental de préserver l’indépendance et la diversité des différents groupes nationaux, ainsi que l’énergie de l’organisation et du militantisme sur le terrain. Je ne voulais pas d’un organe directeur mondial, mais plutôt d’une sorte de partenariat. J’ai cherché à voir comment d’autres organisations avaient pu faire, et l’exemple le plus proche que j’ai trouvé était la Croix-Rouge. 

J’ai commencé à rédiger les premiers statuts des Amis de la Terre International en tant qu’association ou partenariat d’organisations indépendantes, chacune parlant sa propre langue, chacune traduisant le mouvement environnemental et nos préoccupations dans des termes qui résonnent avec sa propre culture. 

J’étais convaincu que ce n’était pas aux États-Unis de dire au reste du monde ce qu’il convenait de faire ou de dire, et ce que défense de l’environnement signifiait dans d’autres pays. C’est à chacune et chacun d’entre nous, avec sa culture, ses préjugés, ses rêves et espoirs, de traduire ce que cela signifie d’être attentif à la Terre. 

« C’est à chacune et chacun d’entre nous, avec sa culture, ses préjugés, ses rêves et espoirs, de traduire ce que cela signifie d’être attentif à la Terre. » – Edwin Matthews

Or cela a très bien fonctionné au sein des Amis de la Terre International, car chaque groupe appréhende les enjeux environnementaux à sa manière, et cette diversité est absolument passionnante. 

Au départ, la fédération comprenait la France, le Royaume-Uni, la Suède et les États-Unis. Je crois que notre première rencontre s’est tenue à Paris en 1971. Nous nous sommes réunis plusieurs jours, et avons fait une longue promenade dans la forêt de Rambouillet avec — naturellement — un déjeuner français dans une auberge, dans la forêt. C’était un grand moment. Nous avons ensuite eu d’autres moments de rencontres en Suède, à Londres et ailleurs. C’est plus ou moins comme cela que tout a commencé. 

L’important, il me semble, c’est que l’indépendance des groupes membres et le sentiment de coopérer toutes et tous ensemble vers un objectif commun ont été maintenus. Et j’en suis ravi. 

Je vous invite toutes et tous, et toutes les personnes qui vivent sur cette planète (tout le monde a des idées), à se saisir de votre idée, et à en faire quelque chose. C’est ce que les Amis de la Terre ont toujours fait. Il ne s’agit pas seulement de parler : il faut agir.

« Saisissez-vous de votre idée et faites-en quelque chose. C’est ce qu’ont fait les Amis de la Terre. Il ne s’agit pas seulement de parler : il faut agir. » – Edwin Matthews

Ricardo at Climate COP Poznan December 2008

Ricardo Navarro (le troisième en partant de la gauche) pendant la COP de la CCNUCC en 2008, à Poznan, en Pologne.
© Les Amis de la Terre International 

Ricardo : C’esttout bonnement incroyable. Nous sommes maintenant environ 2,5 millions de personnes dans différents pays. L’un des aspects merveilleux [de notre fédération], c’est que nous parvenions à maintenir cette diversité. C’est extrêmement important. Bien sûr, nous travaillons toutes et tous pour un monde durable, sur le plan environnemental, social et politique. Mais nous sommes pluriels, et ça, c’est essentiel, parce qu’il ne s’agit pas que d’une idée développée dans un seul pays. Il nous faut vous remercier, Edwin, pour tous ces efforts déployés. C’est incroyable que vous ayez commencé tout ça il y a 50 ans.

Mais en fait ce n’est pas non plus si long, parce que le monde évolue de plus en plus vite, et pas du tout dans la bonne direction. Les Amis de la Terre représentent justement une voie porteuse d’espoir qui, je pense, est pleine de promesses pour l’avenir. 

Je suis profondément troublé par ce qui arrive à notre civilisation, ce qui arrive au vivant sur la planète. Je pense qu’au cours des 50 dernières années, nous avons généré des problèmes très graves, qui menacent jusqu’à notre existence. Si nous ne nous y attaquons pas ensemble, chaque pays à sa manière, il n’y a aucun espoir. D’une certaine façon, les Amis de la Terre représentent une source d’espoir, un espoir dont nous avons plus que jamais besoin. 

José : Merci Edwin. Meena, j’aimerais maintenant vous demander comment vous voyez l’évolution de la défense de l’environnement ces dernières années, et la façon dont les Amis de la Terre ont grandi? 

Meena Rahman speaking to delegates at the 2008 Biannual General meeting in Honduras

Meena Rahman s’adresse aux délégués lors de l’assemblée générale biannuelle de 2008, au Honduras.
© Les Amis de la Terre International 

Merci à Edwin et à Ricardo d’avoir su capter un peu de cette histoire, de cette évolution, de l’importance des Amis de la Terre International, de question de la diversité et du lien avec le local. 

Je représente les Amis de la Terre Malaisie. Sahabat Alam Malaysia est une traduction littérale d’« Amis de la Terre International » de l’anglais au malais. Nous avons été les premiers à accueillir la réunion internationale des Amis de la Terre dans un pays en développement, et à montrer que cette organisation était en lien avec les populations sur le terrain. 

À l’époque, beaucoup d’entre nous étaient impliqué.e.s dans les luttes pour la forêt, au sein du mouvement pour la forêt tropicale, entre autres, et aussi dans les luttes en faveur des droits des peuples autochtones. Mais le lien avec les Amis de la Terre International a constitué un tournant particulièrement important pour nous, qui a véritablement aidé nos luttes locales. Je pense que c’est là la beauté de cette organisation, de cette fédération : le lien avec la base. Il ne s’agit pas de groupes de protection de l’environnement à proprement parler, mais plutôt de groupes qui soutiennent réellement les luttes aux premières lignes des communautés locales, des peuples autochtones, des agriculteurs et des pêcheurs, etc. Ce mouvement est toujours actif, et il est très dynamique. 

« C’est là la beauté de cette organisation, de cette fédération : le lien avec la base. Il ne s’agit pas de groupes de protection de l’environnement à proprement parler, mais plutôt de groupes qui soutiennent réellement les luttes aux premières lignes des communautés locales, des peuples autochtones, des agriculteurs et des pêcheurs, etc. » – Meena Rahman

Je voulais réfléchir à l’idée selon laquelle la création et l’adoption de notre vision et de notre mission ont été chose facile pour la fédération. En fait ça n’a pas été facile du tout. C’est de cette partie de l’histoire que j’aimerais parler maintenant. 

Friends of the Earth International group photo in front of  the business ‘fat cat’ that was used to highlight the failures of the Davos World Economic Forum, at the biannual general meeting, Switzerland, 2002

Photo de groupe des Amis de la Terre International devant le « gros chat » utilisé pour mettre en avant les échecs
du forum économique mondial de Davos, lors de l’assemblée générale biannuelle, Suisse, 2002.
© Martin Galea De Giovanni/Amis de la Terre Malte

J’ai commencé à m’impliquer pour les Amis de la Terre lors de la réunion de Beatenberg [Assemblée générale biennale (AGB) organisée en 2002 par Pro Natura/Amis de la Terre Suisse]. Pour celles et ceux d’entre nous qui ont participé aux assemblées générales annuelles des Amis de la Terre (à l’époque), ou aux AGB (aujourd’hui), c’est assez singulier : vous voyez des petits drapeaux de chaque pays, et des personnes assises autour de la table, avec des règles, des procédures. C’était vraiment une sorte de mini-ONU. C’était plutôt impressionnant pour quelqu’un qui n’avait jamais connu tout ça. 

C’est à cette époque que nous nous sommes rendu compte que nous n’avions pas de vision claire, ni de mission bien définie. Chacun voyait les choses depuis son contexte propre et ses circonstances. 

La vision et la mission des Amis de la Terre International qui sont les nôtres aujourd’hui ont émergé d’un long processus. C’était loin d’être acquis d’avance, parce qu’à l’époque où je me suis impliqué dans la fédération, nous nous livrions à une bataille de paradigme qui se traduisait par un affrontement nord-sud. Je me souviens que nos frères et sœurs de la région d’Amérique latine (ATALC) avaient en particulier interpellé la fédération sur le paradigme, l’idéologie, le contexte de nos combats, et la remise en question du capitalisme et du néolibéralisme. 

Dès lors, nous pouvions soit éclater en mille morceaux, soit nous regrouper, et je crois que nous avons réussi à mettre en place un processus considérable à partir de ce moment critique ; c’était une leçon de taille. Les confrontations enfantent d’une évolution vers du changement.

J’ai eu l’honneur et le plaisir de diriger la fédération pendant cette période où j’étais impliqué dans le processus du réseau visant à résoudre ce problème. Nous étions sur une île au large de la Colombie, et une grande dispute a éclaté entre quelques-uns d’entre vous. Il n’y avait que des hommes, aucune femme, et c’était là l’autre critique que nous nous adressions. Karin était présente, mais nous comptions très peu de femmes à cette époque. C’était très complexe, parce que nous sommes toutes et tous des personnes assez fougueuses. 

Ce processus du réseau a finalement conduit à une consultation des groupes membres, en partant de la base. Chaque mot inscrit dans notre vision et dans notre mission a fait l’objet d’une âpre bataille. Dans les différentes régions, ce fut un procédé participatif, une lutte, et nous n’avons jamais considéré tel ou tel mot comme acquis. Ça a été un voyage extraordinaire. Nous avons rassemblé la fédération autour d’une vision et d’une mission clairement définies, et d’un plan stratégique qui continue à orienter la fédération aujourd’hui. 

« Chaque mot inscrit dans notre vision et dans notre mission a fait l’objet d’une âpre bataille. Dans les différentes régions, ce fut un procédé participatif, et nous n’avons jamais considéré tel ou tel mot comme acquis. » – Meena Rahman

Ces conflits ont, d’une certaine manière, disparu, et nous évoluons, nous avons évolué vers une bien meilleure fédération. 

C’était le mandat 2004-2008. J’ai participé activement à ce processus qui a permis à la fédération de devenir beaucoup plus forte. Et je suis heureuse d’avoir passé la main aux prochain.e.s président.e.s pour orienter la fédération vers ce qu’elle est devenue. 

Press interviewing Nnimmo Bassey during an action to support African nations at the 2009 UNFCCC COP in Copehnagen

Interview de Nnimmo Bassey à l’occasion d’une action de soutien aux nations
africaines lors la COP de la CCNUCC  de 2009, à Copenhague.
© Les Amis de la Terre International

Nnimmo : Merci beaucoup, Meena. Vous avez fait un excellent travail, et nous avons eu de la chance de vous compter dans la fédération à ce moment-là. C’était en effet un processus très difficile. On avait quelquefois mal à la tête rien qu’en s’asseyant pour débattre de ce qui est finalement devenu la vision et la mission de la fédération. Mais c’était fantastique. 

Aujourd’hui, quand je regarde en arrière, et que je pense notamment aux trois mots clés qui résument tout ce que nous faisons (mobiliser, résister, transformer),je n’en reviens pas de tout le mal que l’on s’est donné pour en arriver là. Beaucoup de collaboration, et beaucoup de difficulté. 

Étant donné que tout cela avait été clairement défini, quand j’étais président c’était plus ou moins facile de voir comment il fallait le mettre en œuvre. Cela ne s’est pour autant pas fait sans heurts, car il y avait disons des poches de résistance… Il fallait encore clarifier beaucoup de choses, nous avions besoin de contributions, et certaines personnes ne comprenaient pas tout à fait les effets souhaités de notre vision et de notre mission. 

Je sais que c’était aussi superbe : ça a vraiment démontré que l’approche du bas vers le haut de la construction d’une vision et d’une mission, et comme mode d’organisation, cette approche prouve que nous sommes une fédération de terrain. Notre nature ancrée dans le local s’épanouit dans la diversité. Sans un sol sain, vous ne pouvez pas avoir une biodiversité saine, et donc la base, la base de la fédération était — et reste — vitale. 

Je crois que c’est ce qui maintient le caractère dynamique de la fédération : la diversité, les différences et les points communs. Ce sont ces éléments qui ont permis à la fédération de rester forte, de rester inclusive et d’être cette fédération dont chaque groupe aime faire partie. Malheureusement (ou heureusement) nous n’avons pas plusieurs groupes dans un même pays, mais nous continuons à bénéficier de ce grand réseau de groupes au sein des nations avec lesquelles nous collaborons. 

« La diversité, les différences et les points communs : ce sont ces éléments qui ont aidé la fédération à rester forte, à rester inclusive, et à être la fédération dont chaque groupe aime faire partie. » – Nnimmo Bassey

Cette vision et cette mission ont ainsi, au fil des ans, alimenté notre réseau.  

Ce qui m’a vraiment marqué, ce sont les grandes avancées que la fédération a réalisées à des étapes clés, notamment dans le cadre d’activités internationales telles que la COP[15] à Copenhague. Le Sommet des Peuples à Cochabamba en 2010 a constitué un autre moment crucial, pendant lequel nous avons constaté le rôle central joué par les Amis de la Terre International dans le mouvement qui a finalement abouti au projet de Déclaration des Droits de la Terre Mère, et aux principes [connexes] que nous pouvons utiliser encore aujourd’hui pour lutter en faveur de la justice climatique et pour protéger la Terre Mère. 

Et donc aujourd’hui, quand je regarde le groupe, les programmes de la fédération, et la manière dont ils se développent, tout ce que je peux dire c’est : plus d’énergie pour les militants, plus d’énergie pour les personnes, et plus de force pour nos peuples. Nous travaillons en sachant qu’au bout du compte nous allons concrétiser une image claire, et notre vision, celle de la fédération. 

Ces solides repères au fil des ans ont été très utiles pour nous mettre sur la bonne voie, compte tenu des luttes existentielles auxquelles nous faisons face aujourd’hui, qu’il s’agisse du changement climatique, des injustices économiques, du néocolonialisme, des attaques contre les personnes qui défendent les droits humains ou des inégalités en matière de genre. Se battre contre tout cela fut possible parce que nous allons dans une direction bien définie. Je tiens à remercier tous celles et ceux qui ont élaboré les plans permettant à tout cela de se concrétiser. Merci à Edwin, à Ricardo, à Meena, et à toutes les personnes qui ont poursuivi ce travail : Jagoda, Karin, et maintenant Hemantha. Je vous envoie beaucoup d’énergie pour votre entrée sur le champ de bataille, si je peux m’exprimer ainsi.

« Qu’il s’agisse du changement climatique, des injustices économiques, du néocolonialisme, des attaques contre les personnes qui défendent les droits humains ou des inégalités en matière de genre, se battre contre tout cela fut possible parce que nous allons dans une direction bien définie. » – Nnimmo Bassey

Jagoda Munic during a sit-in to protest the draft agreement at the 2015 UNFCCC COP21 in Paris.

Jagoda Munic pendant un sit-in en protestation contre le projet d’accord lors de la COP21 de la CCNUCC en 2015, à Paris. 
© Wale Obayanju ERA/Amis de la Terre Nigeria

Jagoda : Nnimmo, merci de nous avoir emmené.e.s à travers cette mer houleuse en très bon capitaine de navire. Ces documents adoptés, nous les utilisons aujourd’hui encore, ce qui prouve leur qualité et leur pertinence, peut-être aujourd’hui plus que jamais. 

Arrivant près Nnimmo, ça n’a pas été facile de marcher dans les pas de mes prédécesseurs. Nous sortions de la crise économique de 2008, donc certaines personnes parlaient du système économique, ce qui était notre cas. 

Après la mission, la vision et le choix de nos méthodes de travail et de réalisation de campagnes, nous avons tenu un grand débat en 2012, qui portait sur les systèmes socioéconomiques, puis sur la manière de mesurer le changement de système, ou encore de mettre en œuvre notre vision du monde. Cette vision est diamétralement opposée à ce nous observons aujourd’hui : elle s’appuie sur la justice sociale, environnementale et économique. 

Ce sujet a été discuté entre 2012 et 2014. À l’occasion de l’AGB de 2014 au Sri Lanka, nous avons adopté un document d’orientation pour le changement de système. Je pense qu’il est toujours valable et utilisé aujourd’hui. C’est remarquable de voir comment cela s’intègre dans nos travaux à l’échelle nationale, régionale et internationale. J’aimerais que cela se développe davantage encore — peut-être l’année prochaine.

La deuxième chose que j’aimerais évoquer, c’est que nous essayons aussi de gagner en convergence politique. Notre diversité est immense, avec des réalités à travers le monde, des groupes plus ou moins grands. Mais cette coordination politique est particulièrement importante, si nous voulons toutes et tous participer à l’atteinte des mêmes objectifs. 

Pendant mon mandat, nous avons par ailleurs amélioré notre façon de faire en matière de solidarité. Nous avons notamment débattu de savoir s’il fallait que nous concentrions nos efforts sur un soutien de solidarité à long terme plus stratégique, dans certains pays. En 2016, Berta Cáceres a été assassinée. Nous avons alors organisé des missions au Honduras. En 2013, nous avons organisé une mission en Palestine, où nous avons rencontré des militantes et militants palestiniens, et nous avons discuté de la manière de les soutenir de la meilleure façon possible. 

C’était donc cela qui est mieux mis en œuvre encore aujourd’hui, et je suis heureuse que ce travail colossal que nous avons abattu ces dernières années nous ait permis de survivre jusqu’à ce jour, et même de nous adapter aux circonstances extraordinaires de la pandémie, qui est survenue sous la présidence de Karin Nansen. 

Environmental justice is at the core of everything we do nowadays. Karin Nansen speaking at a press conference at the UN Binding Treaty on transnational corporations and Human rights, in Geneva, October 2017
La justice environnementale est au cœur de tout ce que nous faisons aujourd’hui. Karin Nansen
s’exprimant lors d’une conférence de presse sur le Traité juridiquement contraignant de l’ONU
sur les multinationales et les droits humains, à Genève, en octobre 2017.
© Victor Barro/ Amis de la Terre International

Karin : Merci Jagoda, merci chère.e.s ami.e.s. C’est merveilleux de pouvoir repenser à notre histoire, et à ce processus vraiment participatif et collectif. Nous avons il est vrai connu de nombreuses crises, et des enjeux importants tout au long de notre histoire. Je pense que nous sommes devenus plus forts précisément parce que nous nous sommes rassemblés. Comme le disaient mes amis, nous nous sommes réunis, en comprenant l’importance de l’unité, de la nature collective de nos campagnes, de nos programmes, de notre travail de solidarité

Et je crois que c’est cela qui nous a permis d’opérer une transition depuis cette approche de protection de la nature par la conservation, cette approche plus centrée sur l’environnement, et qui était davantage vu par un prisme du Nord aux débuts des Amis de la Terre International. C’était malgré tout positif, je ne suis pas en train de critiquer ces débuts, parce que ce qui a été fait dépendait des personnes qui se sont impliquées, et qui ont eu la riche idée de se réunir. Ensuite, à mesure que nous avons compté un nombre croissant de groupes membres du Sud, nous avons développé cette idée de justice environnementale, en intégrant les dimensions politique, sociale et écologique, qui constituent notre combat. Cette notion de justice est désormais au cœur de tout ce que font les Amis de la Terre International. 

« À mesure que nous avons compté un nombre croissant de groupes membres du Sud, nous avons développé cette idée de justice environnementale, en intégrant les dimensions politique, sociale et écologique, qui constituent notre combat. Cette notion de justice est désormais au cœur de tout ce que font les Amis de la Terre International. » – Karin Nansen

Nous avons notamment compris qu’il était impératif de reconnaître la dette écologique historique du Nord envers le Sud, ce qui est fondamental dans le débat autour du climat. Nous avons également pris conscience du nécessaire abandon du néolibéralisme, ou de sa remise en question, si nous voulons surmonter la crise environnementale. C’est d’autant plus évident aujourd’hui avec la pandémie : le néolibéralisme est une menace pour nos vies et pour nos droits. 

Nous avons lutté contre la privatisation de l’eau. Nous avons lutté contre cette logique du marché qui nous est imposée dans les politiques liées à l’environnement. Nous avons lutté contre le pouvoir des multinationales. Nous avons estimé que les multinationales représentaient un acteur majeur, et qu’il nous revenait de s’opposer à leur pouvoir, et non pas seulement à tel ou tel projet dévastateur de ces sociétés transnationales. Nous avons continué à faire campagne contre des projets spécifiques, mais nous avons également creusé la question des manifestations de ce pouvoir, et de la façon dont ce pouvoir entrave tout progrès en matière de politiques relatives au climat, à la biodiversité, à l’alimentation, etc. 

Après toutes ces crises, leur caractère systémique nous est apparu beaucoup plus évident ; la crise sociale environnementale, la crise sociale écologique. C’est une crise systémique, qui impose de ce fait un programme de changement de système

La relation avec la base, ainsi que nous l’appelions, a été très importante pour éclairer l’évolution et le renforcement de notre politique et de notre force collective. Les relations avec d’autres mouvements sociaux au niveau international (par exemple lorsque nous nous sommes rapprochés de La Via Campesina à la fin des années 1990, puis de la Marche mondiale des femmes au début des années 2000. Devenir les alliés stratégiques de ces mouvements fut essentiel pour le développement de nos idées, de nos positionnements, de nos discours, mais aussi en termes de pratiques. Cette approche de justice plus forte a, je crois, beaucoup bénéficié de ces alliances avec d’autres mouvements sociaux, ainsi qu’avec les travailleurs et les mouvements syndicaux. 

Il en va de même pour les principes que nous avons élaborés : la souveraineté populaire, notamment la souveraineté alimentaire, la justice climatique, le nécessaire démantèlement du patriarcat, le nécessaire démantèlement de la division sexuelle du travail ; tous ces principes ont été dans une large mesure déterminés par ces alliances. Il s’agit avant tout de faire tomber tous les systèmes d’oppression. Nous ne pouvons pas mener notre lutte pour l’environnement, nous ne pouvons pas changer le système, nous ne pouvons pas changer le monde si nous ne luttons pas contre le racisme, si nous ne luttons pas contre le patriarcat, contre l’oppression de classe, si nous ne luttons pas contre l’hétéronormativité, contre le colonialisme, contre le capitalisme. 

Voilà donc comment notre histoire s’est déroulée : nous nous sommes réunis, nous avons tenu de nombreux débats, nous avons constaté le caractère systémique de la crise, et reconnu notre responsabilité en tant qu’organisation de terrain pour véritablement aborder la crise environnementale d’un point de vue social, d’un point de vue féministe, d’un point de vue de classe. C’est là un élément qui a été longuement discuté lors de notre AGB 2018 au Nigeria : ce besoin de mieux comprendre les questions de classe qui imprègnent toutes les luttes environnementales que nous menons. 

« Voilà donc comment notre histoire s’est déroulée : nous nous sommes réunis, nous avons tenu de nombreux débats, nous avons constaté le caractère systémique de la crise, et reconnu notre responsabilité en tant qu’organisation de terrain pour véritablement aborder la crise environnementale d’un point de vue social, d’un point de vue féministe, d’un point de vue de classe. » – Karin Nansen

Il me semble donc que nous avons pris conscience du fait qu’il nous faut nous organiser davantage, pour renforcer le pouvoir des peuples, et poursuivre ce voyage que nous avons entrepris ensemble, en gardant à l’esprit la façon dont nous avons su bâtir cette solidarité internationaliste.  

Hemantha Withanage marching for climate justice at the UNFCCC COP23 in Bonn, Germany, 2017


Hemantha Withanage manifestant pour la justice climatique lors de la COP23 de la CCNUCC à Bonn, en Allemagne, en 2017
© Amelia Collins/Amis de la Terre International

Hemantha : Merci, Karin. 

Je pense que nous avons déjà dépassé les limites planétaires, et que la destruction de la biodiversité est déjà en cours. Les changements climatiques constituent d’ores et déjà une catastrophe majeure, et les réfugiés climatiques sont de plus en plus nombreux, un peu partout. On voit que la justice environnementale est en danger, il y a énormément de personnes qui vivent sous le seuil de pauvreté, en particulier dans les pays en développement. 

Cette pandémie a mis en lumière de nombreuses crises différentes. La fédération est une sorte de mouvement de justice environnementale, et représente un processus dans lequel les acteurs viennent de différents pays, développent des identités collectives, et parviennent à définir ensemble la notion de justice. La mobilisation au-delà des frontières constitue un processus extrêmement important, d’autant plus aujourd’hui. 

Les Amis de la Terre International ont adopté une structure fédérale très différente de celle de nombreuses autres organisations de protection de la nature. Je pense que c’est l’une des raisons pour lesquelles nous avons pu rassembler différents groupes membres, de tailles variables, et de différents pays. Parmi ces 73 pays, des pays tels que l’Allemagne, le Royaume-Uni, les États-Unis, les Pays-Bas possèdent de très vastes groupes de justice environnementale, qui ont rejoint notre réseau. En Asie, les Amis de la Terre Indonésie/WALHI sont très fortement implantés : c’est une coalition de plus de 400 organisations. La Fédération coréenne du mouvement pour l’environnement [KFEM], les Amis de la Terre Corée, représente également un groupe immense. 

Et puis nous avons de plus petits groupes, qui luttent ensemble sur un même front grâce à cette structure construite au fil des ans. Partout où nous pouvons mobiliser les groupes, c’est notre champ de bataille.  

« Partout où nous pouvons mobiliser les groupes, c’est notre champ de bataille. » – Hemantha Withanage

Nous avons vécu ce genre de moments à Johannesburg en 2002, à l’occasion du Sommet mondial sur le développement durable. Certain.e.s d’entre nous ont rejoint ce gigantesque rassemblement, ont marché pendant près de neuf heures, à partir d’une petite communauté locale. C’est dans de tels moments que certaines différences sont susceptibles d’apparaître entre les groupes du Nord et ceux du Sud. En 2012, nous avons rejoint des mouvements au Brésil, afin de faire bloc contre les organes de l’ONU et contre la façon dont cet espace est utilisé pour être récupéré par les grandes entreprises, et par les grands pays riches qui dominent les prises de décisions, sans laisser suffisamment de place aux plus petits pays. 

Je me souviens de Copenhague en 2015, lorsque le groupe de jeunes des Amis de la Terre a déposé une petite bannière et que nous nous sommes vus refuser l’entrée. Les 90 personnes du groupe des Amis de la Terre se sont donc assises et protestaient. C’est ce type de bataille que nous menons. En 2019, nous avons rejoint la campagne pour le climat à Marid. Il existe ainsi de très nombreuses occasions de nous réunir avec des groupes qui partagent nos idées, et avec des communautés locales, des communautés autochtones et toutes sortes de groupes d’hommes et de femmes qui luttent contre ces injustices, qui se battent pour la justice. 

Je pense que les Amis de la Terre International représentent un forum très important, au sein duquel nous pouvons faire entrer différents grands groupes. À l’occasion de l’assemblée générale biennale de l’année dernière, nous avons même réussi à faire adhérer un groupe important d’Inde aux Amis de la Terre International. Nous sommes toujours à la recherche d’autres pays d’Asie centrale et du Mékong, ainsi que d’autres pays d’Afrique et d’Amérique latine, afin d’amener un maximum de groupes à rejoindre la fédération. 

La bataille que nous avons commencée, que vous avez commencée il y a 50 ans, nous la poursuivons. Nous bâtissons cette fédération, en y intégrant un nombre toujours croissant de groupes avec qui nous partageons les mêmes idées.

Lire la suite : aller à la deuxième partie
Écouter : le podcast original en anglais 

Friends of the Earth International AGM in USA, 2002
L’assemblée générale annuelle des Amis de la Terre International aux États-Unis, en 2000.

Participants

  • Edwin Matthews, l’un des premiers directeurs des Amis de la Terre aux États-Unis [créé entre 1986 et 1989], et qui a participé à la création des Amis de la Terre en France en 1970, des Amis de la Terre Angleterre, Pays de Galles et Irlande du Nord en 1971, et des Amis de la Terre International. 
  • Ricardo Navarro, de Cesta/Amis de la Terre Salvador, président des Amis de la Terre International de 1999 à 2004. 
  • Meena Rahman, de Sahabat Alam Malaysia [Amis de la Terre Malaisie], présidente des Amis de la Terre International de 2004 à 2008. 
  • Nnimmo Bassey, président des Amis de la Terre International de 2008 à 2012. 
  • Jagoda Munic, présidente des Amis de la Terre International de 2012 à 2016, et désormais directrice des Amis de la Terre Europe
  • Karin Nansen, REDES/Amis de la Terre Uruguay, présidente des Amis de la Terre International de 2016 à 2021.
  • Hemantha Withanage, Centre for Environmental Justice / Les Amis de la Terre Sri Lanka, qui a pris ses fonctions en juillet 2021.

Image principale :
Participants à l’émission de radio célébrant le 50e anniversaire des Amis de la Terre International
© Nicolas Medina/Real World Radio